II. La peinture

« Un tableau doit être comme des étincelles, il faut qu’il éblouisse comme la beauté d’une femme ou d’un poème. Il faut qu’il ait un rayonnement comme ces pierres dont les bergers pyrénéens se servent pour allumer leur pipe…
L’art peut mourir, ce qui compte c’est qu’il ait répandu des germes sur la terre. »

Joan Miró

Du broyage des pigments au dépôt d’une couche de vernis sur la toile finale, en passant par l’ajout de diluant à la peinture, le peintre réalise un grand nombre d’opérations, finalement très chimiques et mises en œuvre au service de son imagination et de sa créativité.

Les exemples de techniques au service de la transcription d’une intention artistique sont nombreux : les glacis des peintres flamands pour dompter la lumière et donner l’impression qu’elle provient du fond du tableau, ou encore la fraicheur colorée des tableaux italiens d’avant la Renaissance, maintenue même 600 ans après grâce à un procédé à base d’oeuf !

Mais quelques soient les procédés utilisés, ces derniers ont tous un point commun : les pigments broyés sont en effet toujours dispersés dans un liant, le plus souvent à base d’eau ou d’huile, avant de se voir ajouter diverses substances : de la gomme arabique (pour mieux disperser les pigments et faciliter leur adhérence), de la glycérine (pour donner plus de souplesse à la peinture), des résines, des essences, de la colle, de la cire, de l’œuf… La peinture est un matériau complexe ! Et avant d’en parler pus en détails, voici le point de vue d’un artiste peintre, Patrick Torrès :

Le choix judicieux des pigments

La première étape de la construction d’un tableau est finalement de choisir ses pigments et les couleurs que l’on désire mélanger et assembler.

Mais au fond, qu’est-ce qu’un pigment ?

Le terme pigment provient du terme latin « pigmentum« , signifiant matière colorante, et constitue le cœur de toute œuvre picturale.

Edifices chimiques de natures pouvant être très différentes, il en existe une multitude, tant en couleurs qu’en propriétés, et plutôt que d’en faire une liste exhaustive ici, nous nous contenterons d’en décrire quelques uns qui ont pu marquer l’histoire des arts picturaux, soit par leur utilisation courante sur une même période artistique, soit de par leur association avec un artiste en particulier. On veillera à ne pas confondre le terme de colorant avec le terme de pigment : on parlera de colorant pour une entité chimique colorée qui est soluble dans le milieu où elle est dispersé. Si cette dernière ne l’est pas, on parlera en ce cas de pigment.

Nous pourrions ainsi donner l’exemple de Picasso qui n’utilisait durant sa période bleu que les pigments de bleu de cobalt et de bleu de Prusse, ou d’autres artistes comme Klein ou Soulage qui ont nourri un travail autour d’une couleur et d’un pigment en particulier (respectivement bleu et noir).

Nous nous ferons ainsi l’occasion de parler de quelques éléments chimiques de la classification périodique, dont certains tiennent leur nom de leur lien étroit qu’ils avaient avec les arts picturaux justement. C’est le cas du chrome, du grec « chroma » signifiant couleur, dont le nom vient de la diversité de couleurs de ses sels, du rouge au vert en passant par le jaune. Le pigment vert oxyde de chrome a d’ailleurs originellement donné sa couleur au dollar américain !

  • Les pigments à la préhistoire : Les premiers signes d’arts picturaux dans l’histoire des hommes remontent à 40 000 ans environ : les plus anciennes peintures connues à ce jour demeurent d’ailleurs encore visibles dans la grotte El Castillo en Espagne. De nombreux autres sites archéologiques attestent également de la représentation du monde selon les hommes à travers des supports variés et des lignes et formes artistiques ingénues : nous penserons notamment au site très célèbre de Lascaux (18 000 A.P.) ou de la grotte Chauvet encore plus ancienne (31 000 A.P.) et également en France. Les matériaux utilisés à l’époque étaient tirés directement de la Nature, des végétaux, animaux ou minéraux, et arboraient toute une palette de couleurs et de textures intéressantes à travailler. On aura ainsi recensé sur le site de Lascaux pas moins de 7 pigments différents utilisés pour les peintures murales : du dioxyde de manganèse MnO2, de l’oxyde de fer noir Fe3O4, du carbone C pour le noir ; de l’hématite (Fe2O3) pour le rouge, de la goethite jaune FeO(OH) (ces deux derniers pigments faisant partie des composés constituants les ocres) et de l’argile pour le jaune (silicates (par ex. SiO44-) ou aluminosilicates (par ex. Al2SiO5) hydratés) et de la calcite (CaCO3) pour le blanc.

Peinture murale de la grotte de Lascau représentant des aurochs, espèce aujourd’hui disparue de bovidé.
  • Le génie égyptien et les premiers pigments synthétiques :
    Certains pigments étaient très prisés du temps des égyptiens, dont le raffinement de leurs Arts picturaux n’est plus à démontrer. L’orpiment était d’ailleurs utilisés dès 2000 avant J.-C. (et jusqu’au XVIIIème) siècle pour son jaune caractéristique. Son nom vient d’ailleurs du latin auripigmentum, signifiant pigment d’or. On arrêta son utilisation entre autre du fait de sa toxicité, s’agissant tout de même d’un sulfure d’arsenic As2S3.
    Dans les pigments toxiques également mais célèbres, nous pourrons parler du rouge vermillon provenant du cinabre HgS et apparu en 700 avant J.-C. en Egypte et dont les premières synthèses furent réalisés en Perse au VIIIème siècle.
    Mais revenons en aux égyptiens : les premiers pigments entièrement synthétiques furent réellement synthétisés par eux. C’est le cas du bleu égyptien et du vert égyptien, mélange de composés calcaires, siliceux et cuivreux, dont la recette de fabrication n’est pas encore vraiment élucidée. On sait que le composé final contient un composé de formule CaO.CuO.4SiO2, avec de la silice sous forme de quartz et de tridymite, et que les réactifs de base étaient chauffés entre 870 et 1100°C pour obtenir le bleu égyptien. Pour l’obtention du vert, il fallait chauffer entre 900 et 1150°C sous atmosphère oxydante, et le composé final doit également être plus riche en sodium et plus pauvre en cuivre.
Cercueil intérieur de Tanethéréret, chanteuse d’Amon-Rê et Couverture de momie de Tanethéréret
21e dynastie, 1069 – 945 avant J.-C., bois enduit et peint. On remarque de nombreuses scènes où la défunte rend hommage à diverses divinités, le tout illustré notamment à l’aide des pigments bleus et verts égyptiens.
  • De l’Antiquité au XIXe siècle : du plomb jusqu’aux pigments laqués : Le blanc de plomb [2PbCO3.Pb(OH)2] retiendra toute notre attention. Utilisé en tant que fard dans la grèce Antique et en France du XIVème au XVIIIème siècle, ce pigment présente un haut indice de réfraction qui lui donne un aspect lumineux. De plus il avait un pouvoir couvrant fort et servait d’agent siccatif facilitant le séchage de l’huile. Son seul défaut était de noircir à l’air (et à la pollution atmosphérique surtout)… et d’être toxique, ce qui lui vaudra d’être remplacé par le sulfure de zinc en 1845 (utilisé par Van Gogh par exemple), puis par le blanc de titane en 1919, plus diffusant et qui donne le plus de blancheur.
    A cette époque apparaissent également les pigments laqués, issus de colorants organiques transformés en pigments. On pourra citer parmi ceux-ci la laque rose de garance, le carmin de cochenille rouge employé par Michel Ange ou encore la laque géranium utilisée par Van Gogh.
    Le problème de ces pigments laqués réside principalement en leur instabilité à la lumière, et donc leur décomposition.
Pierrot de Watteau (1718), où le blanc de Plomb fut abondamment utilisé pour les touches blanches
  • Le XXème siècle ou l’avénement de la chimie : Les grandes avancées de la chimie ont permis de produire des pigments d’une manière synthétique, à faible coût et en adaptant les molécules synthétisées aux propriétés voulues ou pour combler les défauts d’autres pigments précédemment utilisés au cours de l’histoire (toxicité, blanchiment ou dégradation la lumière, etc.).
    Le bleu phtalo et le vert monastral sont ainsi des purs produits de l’industrie chimique. Leur découverte, pourtant accidentelle en 1938, a donné lieu à une utilisation fréquente de ce type de pigments, tant ils résistent à la lumière et aux fortes variations de température et d’humidité. De nature organométallique (càd constitué d’un ion métallique entouré de ligands organiques), ils permettent notamment d’imiter les pigments anciens pour réaliser des glacis et ainsi jouer sur la lumière au sein du tableau.
    Enfin, certains peintres modernes exploiteront la chimie jusqu’à utiliser des pigments fluorescents, c’est-à-dire des pigments qui émettent eux-même leur propre lumière et couleur

Les liants, garant de la tenue matérielle de l’œuvre

Après les avoir choisis, il est nécessaire de disperser les pigments au sein d’une substance, appelé liant, et de les maintenir en suspension tout en évitant leur agglomération. On forme ainsi une peinture.
En effet, ce n’est qu’ainsi qu’on pourra les appliquer uniformément sur un coin de toile, de bois, de plastique ou de roche, et permettre leur adhérence sur le support utilisé.
De nombreux liants furent utilisés tout au long de l’histoire : des huiles végétales, de la graisse animale, du sang, de l’urine, des crachats, des solvants chimiques, de l’eau etc.

On broyait alors les pigments au sein du liant, ce qui n’était pas toujours aisé, notamment pour les pigments noirs qui ont donné l’expression « broyer du noir » ! Et cela n’était pas forcément sans risque non plus, du fait de la toxicité de certains pigments utilisés.
Ce broyage s’accompagnait d’un éclaircissement de la couleur originelle du pigment quand ses grains devenaient très fins, en raison de l’importante croissance de la diffusion de la lumière par ces derniers.

L’eau comme liant

La gouache et l’aquarelle font partie ainsi des peintures dont le liant est l’eau, la différence entre elles venant de la quantité de gomme arabique (sucres solubles dans l’eau) qui assure la dispersion des pigments et l’adhérence au support : peu dans le cas de l’aquarelle, pour garder des effets de transparence, beaucoup pour la gouache et ses couleurs mates et satinées.

Lorsque de la colle ou de l’œuf est ajouté à l’eau, les procédés se nomment détrempe, et on parle du procédé a tempera dans le cas de l’œuf, employé jusqu’à la fin du XVème siècle avant d’être détrôné par la peinture à l’huile.
Au jaune d’oeuf et ajouté d’autres ingrédients, comme de l’huile, du vernis en émulsion dans l’oeuf, de la cire ou du vinaigre… Le procédé a tempera donne une certaine fraîcheur aux couleurs, il permet une excellent conservation de l’œuvre au fil du temps dans une atmosphère sèche, aucun jaunissement n’est observé et le temps de séchage est très court.

Enfin, dernière catégorie pour les procédés à l’eau, celle des peintures acryliques, à base d’émulsions de résines acryliques dans l’eau et inventée au XXème siècle au Mexique. Leurs propriétés peut être modulées à souhait par l’ajout d’additifs ou par le choix de la résine acrylique : transparence, viscosité, temps de séchage, élasticité, brillance, teinte des pigments…

La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli (1484-1485) est un exemple de tableau célèbre peint en suivant le procédé a tempera.

L’huile comme liant :

Il faut attendre le début du XVème siècle, vers 1410, pour que cette technique se voit attribuer toutes ses lettres de noblesse grâce aux peintres flamands Van Eyck.

Avant ces derniers, les huiles utilisées (par exemple l’huile d’œillette, issue de la graine du pavot) étaient très longues à sécher, ce qui était un inconvénient majeur et un frein à leur utilisation. Notons que par séchage, nous n’entendons pas évaporation de l’huile, mais formation d’un film souple et résistant sur le support, préservant ainsi les pigments de toute dégradation liée à l’air ou l’humidité ambiante.

Les frères Van Eyck ont alors trouvé succès en partie dans le choix de l’huile qu’ils utilisèrent : l’huile de lin, qui est la plus siccative des huiles, c’est-à-dire celle dont le séchage s’effectue le plus rapidement, ainsi que par le traitement qu’il en faisait (blanchiment au soleil pour éviter tout jaunissement ultérieur de l’huile, ajout d’un autre liant (médium), d’un diluant et de résines pour modifier ses propriétés).

Ce n’est qu’en 1850, grâce à l’américain J. Goffe Rand que des peintures pré-faites furent vendues, sous forme de tubes de peinture dont l’enveloppe était une feuille d’étain et qui permirent aux peintres de s’affranchir de ces opérations très chimiques de mélange de substances, et surtout de peindre hors atelier, ce qui constituait tout de même une sacrée révolution !

Enfin, une fois le tableau achevé, le peintre pourra lui appliquer un vernis, substance chimique qui reprend la composition d’un medium (résines naturelles dissoutes dans des essences).
Néanmoins, ce vernis bien souvent se dégrade au fil du temps à l’exposition de la lumière, et se transforme en espèce qui absorbe dans le bleu et provoque ainsi un jaunissement du tableau.

Là-encore, il faudra faire appel à la chimie pour restaurer les œuvres ainsi détériorées, ôter la couche de vernis et redonner toutes leurs couleurs au tableau : il s’agit alors des techniques chimiques de restauration et de conservation du patrimoine artistique.

La chimie pour comprendre les processus de dégradation des œuvres, les restaurer et les authentifier

Comme nous venons d’en parler, nous avons vu que le temps pouvait considérablement altérer les propriétés des matériaux composant une œuvre picturale et donc sa qualité. Nous avons ainsi déjà parlé de la stabilité des huiles, vernis ou pigments avec le temps : l’huile des peintures ou le vernis appliqué au tableau peut se dégrader à la lumière et ainsi jaunir, les pigments (comme la laque géranium) peuvent s’altérer et s’affadir assez rapidement, etc.

Prenons un premier exemple : le jaune de cadmium de formule chimique CdS. Ce pigment du XIXème siècle, très toxique au passage, était utilisé notamment par Van Gogh. Il s’est avéré malheureusement ne pas être stable dans le temps, et à y regarder de plus près, de petites tâches blanches à la surface de la peinture apparaissaient là où le pigment avait été appliqué.

Des techniques de caractérisations chimiques permettent alors de comprendre ces processus de dégradation (microscopie électronique à balayage pour vérifier la localisation en surface de ces tâches blanches sur l’œuvre – diffraction de rayons X pour comprendre la composition et la nature des matériaux – fluorescence X pour identifier les éléments chimiques présents – spectroscopie d’absorption de rayons X pour obtenir les formules chimiques des composés finalement présents), et ainsi d’y rémédier potentiellement.
Les chercheurs ont ainsi montré que ces tâches blanches étaient du sulfate de cadmium CdSO4 résultant de l’oxydation du pigment jaune originel de jaune de cadmium CdS sous effet du dioxygène O2 ambiant.

Ces techniques, visant à déterminer la nature chimique d’un pigment, sont souvent employées dans la restauration de tableau et au sein des musées (https://www.arte.tv/fr/videos/091659-000-A/operation-ronde-de-nuit/)

Nous nous proposons le visionnage d’une vidéo de restaurateur, Julian Baumgartner (Baumgartner Fine Art Restoration – Chicago), restaurant un portrait d’Emma Gaggiotti :

Au-delà de déterminer la nature des pigments et de permettre de comprendre les mécanismes de dégradation des œuvre pour mieux les restaurer, des outils d’analyses chimiques (tels que les accélérateurs d’ions du Musée du Louvre) permettent d’entrer en profondeur dans la compréhension des techniques picturales employées (par exemple pour reconstituer la recette des fards égyptiens), pour ainsi reconstituer l’aspect originel de ces œuvres, ou pour retracer leur origine et donc ainsi authentifier une œuvre et éventuellement repérer les fausses.

En effet, il n’est pas rare que les faussaires utilisent la chimie pour vieillir leur œuvre, parfois avec très grand brio, comme Han Van Meegeren, le faussaire de Vermeer qui avait su exploiter les espoirs des historiens et critiques d’art et avait réussi à tous les duper. Son tableau réalisé en 4 ans, le Christ à Emmaüs, était en effet considéré comme le chef d’œuvre suprême perdu du maître hollandais Vermeer jusqu’à ce qu’il doive déclarer la supercherie pour échapper à un procès post seconde guerre mondiale l’accusant d’avoir vendu des trésors nationaux aux nazis qu’il avait en fait tout autant dupés !! Van Meegeren avait utilisé une toile du XVIIe siècle et broyé ses couleurs comme à l’époque et utilisé une résine plastique artificielle, la bakélite, qui une fois cuite donnait un aspect fendillé très similaire aux vieux vernis…

Le Christ à Emmaüs de Van Meegeren, longtemps considéré comme un tableau perdu de Vermeer !

<= La couleur

=> La photographie